Frères de la côte

Publié le par Jean-no

Denis Olivennes, le patron de la fnac, a présidé une mission de lutte contre le piratage musical et cinématographique. La conclusion de ces travaux, c'est qu'il faut couper l'accès au net des pirates.
Certains s'indignent d'une telle punition qui, dans un monde centré sur la communication, s'apparente à couper l'eau ou l'électricité.
Ce qui est intéressant, c'est que l'importance du phénomène du piratage n'est jamais remise en cause et encore moins en perspective. Personne pour se souvenir, par exemple, que dans les années 70-début-80, époque à laquelle les disques étaient bien moins chers, le piratage était plus que fréquent, mais personne ne le savait, les pirates eux-mêmes ignoraient pirater. Ils étaient - nous étions - occupés à copier nos disques sur cassettes, afin d'en faire profiter le copains notamment. Et sans penser à mal, ça semblait normal pour tout le monde, et c'était parfois même justifié d'une certaine manière (du point de vue des mélomanes) puisque certaines choses ne pouvaient se diffuser que de cette manière : disques introuvables, imports rarissimes, concerts,... L'amour de la musique est quelque chose d'assez fort, que partagent les musiciens avec leur public, d'où il découle des situations pas si claires que celles qu'essaient d'imposer la sacem et autres dans les esprits. Je connais par exemple plusieurs musiciens qui sont contents aujourd'hui que des "fans" leur fournissent des enregistrements "pirates" d'un concert dont ils sont particulièrement fiers, y compris quand eux-mêmes avaient réclamé, avant le concert, qu'aucun enregistrement de ce type ne soit effectué. Je connais même des petits groupes qui mesurent la croissance de leur popularité au nombre de leurs titres qui sont présents sur les réseaux de téléchargement en Peer to peer.
Denis Olivennes, patron de la fnac, est un épicier de la culture, et ce qu'il voit ce sont les chiffres : si on faisait payer un euro chaque titre piraté, ça ferait des tas et des tas d'euros. Ce point de vue est compréhensible. Cependant il est faussement naïf. Outre le fait qu'on peut deviner qu'une personne qui a téléchargé 20 000 titres ne les écoute pas et surtout, ne les aurait pas achetés de toute façon (il peut télécharger par erreur, par hasard, des titres qu'il ne conserve que parce qu'ils ne prennent pas trop de place mais qu'il jetterait à la pouvelle sans états d'âme), la mutation de l'industrie musicale qui arrive ne se passe pas dans les rayons de la fnac. Il est de notoriété publique que les rayons disques de la fnac vont se réduire en surface, jusqu'à disparaître (et peut-être ne subsister que dans une fnac spécialisée - aux dernières nouvelles, tout ça n'est pas arrêté et dépend de la force de la "pente" sur laquelle est engagé le disque "tangible").
Mais la raison de ce changement ne vient pas du téléchargement "pirate", il vient du téléchargement "légal", qui progresse à pas de géants et qui devrait exploser une fois le verrou rhédibitoire des DRM disparu (Personnellement j'ai acheté pas mal de musique en ligne et les DRM m'ont causé un certain préjudice : après avoir dû réinstaller un système défectueux puis changé d'ordinateur et de système... Je me suis retrouvé avec une quarantaine de titres qui me disent que je n'ai plus le droit de les utiliser !)
Et ce changement fait très peur, bien plus peur que le piratage. Depuis quelques années, le piratage est la vache à lait de l'industrie musicale, qui réclame taxe sur taxe (taxe sur les cdroms, taxe sur les disques durs) sans aucune logique et sans partage (l'industrie du logiciel a autrement de bonnes raisons de se plaindre !), et surtout, sans avoir à travailler : quand vous achetez un disque dur externe, 15 euros partent directement dans la poche des compositeurs du dernier tube de Johnny, de Michel Sardou et autres Dj Bobo, c'est à dire que cet argent est reverés aux auteurs proportionnellement à leur succès. Le même scandale s'étend à d'autres domaines sans rapport avec le piratage : la Sacem empoche de l'argent pour le moindre mariage et la moindre petite fête, parfois en contradiction avec la loi (car un mariage est par essence une fête privée et sans droit d'entrée, donc non soumise à redevance en droits d'auteur), et le reverse à ses gros vendeurs. Ainsi, si on passe du jazz fifties pendant un mariage, ce sont quand même les compositeurs de Sardou et de Ilona qui gagneront de l'argent.
Crier au piratage a donc pas mal rapporté au monde du disque et à certains musiciens - mais certainement pas tous les musiciens.
Avec la musique en ligne, on change complètement de paradygme économique : les lieux de distribution comme la fnac sont plus fragiles, ils n'ont plus la force que leur donnaient leur surface d'exposition et leur stratégie monopolistique (qui tua les petits disquaires) et ne profitent plus de la difficulté qu'il y a à comparer les prix (rien de plus facile à comparer sur Internet). Mais surtout, les musiciens se réveillent et se demandent à quel point ils ont besoin des maisons de disques : il y a cinq ans, l'industrie musicale jettait à la rue des gens comme Alain Chamfort ou Michel Jonaz parce que leurs ventes s'érodaient, que leur public vieillisait, en bref , qu'ils coûtaient trop cher  et ne rapportaient pas assez. Contrairement aux "coups" fumeux  pour lesquels ont se passe parfois même d'artistes (qu'on remplace par un personnage en 3D,...) et où les chanteurs sont généralement interchangeables : un ou deux albums après avoir gagné la star'ac' (ou autre biais de découverte rapide des talents) et hop, poubelle. L'ingratitude des maisons de disques, leur turn-over dramatique (un artiste ne se fait pas en un jour), leur orientation pré-ado (les gamins qui assistent à des concerts de Tokio Hotel, Lorie, etc., sont si jeunes qu'ils y vont accompagnés de leurs parents), tout ça est finalement l'ennemi des musiciens, des carrières, et tout bêtement, de la musique.
Certains musiciens se demandent alors ce que font les maisons de disques pour eux : les découvrir, accompagner leur carrière ? On voit que ce n'est pas évident. Les "pousser" artistiquement ? Quand on a vu une jeune fille à la voix "soul" exceptionnelle (ou autre qualités) forcée à reprendre du Michel Sardou sur le plateau de la star Academy, on comprend le bien que Universal et autres veulent au jeunes artises : très peu.
Alors il reste deux choses qui justifient l'inféodation à une maison de disques :
- l'aide à la production de l'album (louer le studio, trouver les bons techniciens,...)
- la diffusion et la promotion
Les outils numériques actuels permettent de créer son home-studio pour quelques milliers d'euros, dans une qualité très convenable. Il est difficile de remplacer le professionalisme des "producteurs" (au sens "qui participe à la création du produit", pas au sens "qui finance"), mais ceux-ci sont souvent indépendants des maisons de disques, donc ils peuvent être embauchés par les groupes, directement.
Sur la diffusion et la promotion, c'est Internet qui change tout : tout peut se faire en ligne, quasiment du producteur au consommateur...
Voilà pourquoi tout le monde a peur en ce moment.
La question a titillé Radiohead (qui n'a jamais gagné autant d'argent sur un disque qu'en proposant à chaque Internaute de donner ce qu'il veut, voire rien), Prince (fâché avec les maisons de disques depuis longtemps) que d'autres rejoindront.
Comme le disque, comme la radio, comme la cassette, comme la télévision, la musique téléchargeable (légalement ou pas) est en train de modifier radicalement le paysage musical.

Les lois votées pour le bon plaisir des "acteurs de l'industrie musicale" cherchent à freiner le mouvement, à l'encadrer, à grapiller quelques euros par ci ou par là, mais pas spécialement à assurer le bien-être des musiciens ni la qualité de la musique qui nous est donnée à écouter. C'est toute la bizarrerie de cette histoire de "piratage" : les mélomanes sont les "méchants" de l'affaire tandis que ceux qui traitent la musique et les musiciens comme une simple marchandise sont les "gentils" !

Publié dans Internet

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