Une encyclopédie énervante

Publié le par Jean-no

Comment peut-on en vouloir à une encyclopédie, souhaiter la museler , sous des prétextes relativement grossiers ?
Je ne parle pas d'Alithia : c'est une "déçue", c'est à dire quelqu'un qui a tenté d'imposer ses vues sur Wikipédia, n'y est pas parvenue.
Ses soutiens semblent avoir le même profil.
Mais les autres ? Les éditorialistes et les journalistes du Monde, par exemple ? Les élus divers et variés ? Tous ces gens qui font mine de découvrir que Wikipédia n'est pas censurée/validée en amont mais en aval et qui s'émeuvent de tel ou tel vandalisme insignifiant ? Qui intérprètent une décision de justice très claire en sous-entendant un scandale ?
Je ne crois pas que ce soit la liberté de ton de Wikipédia qui les gène, car de par son contenu, Wikipédia n'est pas une encyclopédie subversive : la date de naissance de Victor Hugo, la définition du théorème de Pythagore, ce ne sont pas des remises en cause des privilèges d'untel ni des preuves de l'inexistence de Dieu. Quand un article est bien fait, c'est à dire quand il est conforme aux principes fondateurs de Wikipédia (et plus ça va, plus c'est le cas), il dispense un savoir relativement banal et même décevant (pas de scoop).
Il existe de nombreux supports, notamment encyclopédique, au contenu "engagé", et qui sont donc potentiellement gênants.
Puisque ce n'est pas le contenu de Wikipédia qui pose problème, c'est le contenant.
Et qu'est-ce que Wikipédia, en plus d'être un projet d'encyclopédie ?
  • c'est un des dix sites les plus visités du web
  • c'est un site exempt de publicités
  • c'est un site maîtrisé par ses lecteurs
  • c'est un site dont le contenu est libre (au sens du logiciel libre)
Le premier point, l'affluence, fait de Wikipédia un joli gâteau que certains considèrent avec convoitise. Des millions de pages vues chaque jour, ça représente de l'argent sur Internet, énormément d'argent. Il m'arrive de discuter avec des "spécialistes du i-business" qui pensent que, à terme, Wikipédia se fera manger par Google, par Microsoft ou par un autre. J'ai beau leur rappeler le principe des licences libres, ils sont certains de leur fait, comme on est sûr qu'un objet finira toujours par se casser.
Et c'est peut-être une des raisons de vouloir la faillite ou la corruption du projet. Je reprends ma métaphore de l'alcoolisme : la déchéance est plus supportable lorsque l'on n'est pas seul au fond du trou. Voir que tout le monde finit par se faire corrompre par la publicité est rassurant, consolant, pour ceux qui s'y sont déjà fait prendre. Tout finit par tomber un jour, ceux qui le prédisent sont prêts à vous pousser pour avoir raison.
Celui qui ne cède pas crache dans la soupe.
La publicité ralentit les sites web (elle demande des ressources en termes de bande passante, d'équipement et de puissance des sytèmes) et rend parfois leur accès problématique (voir ces énervants effets css ou flash qui prennent le pas sur la lisibilité générale d'une page pour imposer le visionnage d'une pub par exemple). Pour les non-voyants, les sites de ce genre doivent être terriblement pénibles, d'ailleurs. C'est sans doute une des raisons du bon référencement de Wikipédia par google, qui privilégie les sites les plus accessibles techniquement.

Beaucoup considèrent que Wikipédia est emblématique du "web 2.0". Je ne suis pas tellement d'accord, car le web 2.0, ce n'est pas seulement l'effacement des distinctions entre les producteurs du contenu et public. C'est avant tout la créativité encadrée commercialement : votre album photo ou votre journal intime sont dans l'indice Nasdaq ! C'est ça le Web 2.0. La destinée de Wikipédia, au contraire de ce qui a cours dans le "web 2.0" appartient à sa communauté d'utilisateurs, et ce à un point que les gens externes à Wikipédia auraient de la peine à imaginer. Les évolutions qui concernent la plate-forme wikipédia sont discutées, votées (sur le mode de la recherche de consensus et non sur le mode purement démocratique), et on imagine mal le conseil d'administration de la fondation Wikimédia prendre une décision contre l'avis de l'ensemble de la communauté. L'arnaque fondamentale du Web 2.0 (tout le monde peut participer mais seuls les gentils organisateurs décident des conditions de cette participation et en tirent un bénéfice financier) n'a donc rien de commun avec Wikipédia.
Encore une bonne raison de détester et de jalouser Wikipédia, donc.

Sur le volet de la "liberté" du contenu, nous vivons une époque de contradictions profondes : les "ayant-droits" (non pas la veuve machin dont tout le monde se fiche, mais plutôt Vivendi-Universal-Canal+, AOL-Time-Warner-CNN, Disney-Buena-Vista et Sony-Columbia) poussent les législateurs à étendre la durée de validité des copyrights. Ce mouvement ne se cantonne pas au divertissement : le médicament, par exemple, est très touché. La magie des droits d'auteur ou des royalties étant qu'ils permettent de gagner de l'argent sans travailler, parfois juste en ayant exploité quelqu'un dans le passé. Le défaut de ce système n'est pas que certains s'enrichissent (grand bien leur fasse), mais plutôt qu'il rend impossible certaines choses. Certaines oeuvres sont même interdites de diffusion par des ayant-droits, comme la comédie musicale "Porgy and Bess", le "4 fantastiques" produit par Roger Corman, le "Star Wars holliday special", etc. On peut parler aussi de la manière dont les musées nationaux, acculés à la rentabilité depuis quelques années, cherchent à se faire passer pour les ayants-droits de statuettes volées à la Grèce, à l'Irak ou à l'Égypte qu XIXe siècle.
Dans le domaine du médicament, on sait que certains brevets freinent l'endiguement d'épidémies, car un brevet ne sert pas seulement à gagner de l'argent mais aussi à maîtriser le marché, à fixer les tarifs. En France,  la manière dont l'industrie pharmaceutique maîtrise le marché a une influence considérable sur les misères du système de couverture sociale, par exemple - ne vous demandez pas pourquoi l'actuel ministre de la santé est une ancienne pharmacienne et non un médecin.
Face à ça, la communauté du "libre", que l'on considérait comme une bande d'ahuris utopostes il y a 20 ans, est extrèmement active et a eu une influence formidable sur le développement industriel dans le domaine du numérique et tout particulièrement sur Internet. Sans le "libre", Internet serait sans doute comme les réseaux de télévision ou de téléphonie actuels : un support d'information intégralement maîtrisé par un petit nombre de groupes financiers et par les états. Avec Linux, BSD, Apache, Sendmail et de nombreux outils conçus dans par des universitaires ou des particuliers à destination du monde entier, le réseau s'est "dé-propriétarisé" au bénéfice direct de l'industrie (qui ne serait jamais développée comme ça seule) mais aussi du public.
Win-win comme dirait l'autre.
Il en va tout autrement des contenus : les contenus "libres" ou ne respectant pas les règles posées par l'industrie constituent une concurrence. Cela ne rapporte rien à Vivendi ou à Disney que des groupes de rock proposent leur musique selon de nouveaux modes commerciaux qui leur échappent. Cela ne rapporte rien à Microsoft qu'une encyclopédie en ligne soit diffusée mondialement ou que des photographies soient accessibles à qui veut sous des licences de type "art libre" et "gnu".

L'intérêt de l'industrie est que Wikipédia (et bien d'autres) marchent au pas, c'est à dire soient maîtrisés par le besoin d'être rentable (besoin qui force sans cesse à caresser la main qui vous nourrit) et soient contôlées financièrement - le capitalisme actuel n'aime que les sociétés endettées.
Pour ça, ils sortiront la grande artillerie. On nous trouvera d'affreuses histoires de pédophile, de sectes, de terrorisme, de neo-nazis, enfin de tout ce dont la simple évocation paralyse les capacités cognitives du public et pousse ce dernier à accepter qu'on lui vole ses droits, sa liberté et son argent.

Je paranoïse ? Peut-être. Sûrement. Mais on n'est jamais trop paranoïaque comme disait je ne sais plus quel homme d'une grande sagesse.

Publié dans Censure

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M
Je pense que l'une des raisons pour laquelle Wikipédia est tellement décriée est parce qu'il n'y a pas de censure, contrairement à ce que ses détracteurs veulent faire croire. La neutralité de point de vue, le point qui fait l'originalité de Wikipédia par rapport à tous les autres médias, implique, par exemple, que l'on doit rapporter sur les articles les divers avis de divers personnages sur le sujet - y compris donc ceux que certaisn voudraient passer sous silence ou déformer. Et ça, ça agace car ça empêche de faire sa propagande.
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J
Je crois aussi que la grande déception des gens qui débarquent sur Wikipédia et qui ont "des choses à dire", c'est qu'ils ne peuvent pas venir y distiller leur propre propagande, du moins quand les règles de création des articles sont appliquées. Évidemment, avec un peu de pratique du système de Wikipédia, on peut tricher quand même, et réussir à obtenir la suppression d'informations qu'on n'a pas envie d'entendre (je cite souvent l'exemple de l'article Corée du Nord qui, par omission, est d'une tendresse incroyable avec Kim Jong Il). Mais pour l'essentiel, je suis bien d'accord avec toi, les détracteurs de Wikipédia sont avant tous ceux qui considèrent qu'une encyclopédie doit être un outil de propagande politique et non le contraire.
B
Alithia est plus qu'une déçue ; elle n'hésite pas à déclarer qu'elle est Dieu pour les wikipédiens. C'est vraiment triste.
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J
Elle oublie que Dieu se caractérise par son silence.